Quand l'histoire familiale façonne Branville-Hague : Recits d'un héritage discret

28/06/2025

Un village au fil des lignées : la trame silencieuse de Branville-Hague

Ici, à Branville-Hague, le vent paraît porter, entre haies de hêtres et chemins de pierre, le souffle discret des anciennes familles. Leur nom n’apparaît pas en larges enseignes scintillantes : il niche dans le creux d’une pierre, dans la dénomination d’une venelle, dans la générosité d’un don anonyme à l’église ou au lavoir. L’influence des grandes familles locales s’est tissée sur le temps long, mélange de pouvoir économique, de charité incarnée, parfois de discrètes querelles. Parcourir cette histoire, c’est reconnaître à quel point ces lignées ont façonné le visage même du village.

Domaine, terre et influence : la carte cachée des grands propriétaires

Du Moyen Âge jusqu’au tournant du XXe siècle, la Hague fut le terrain de vastes possessions. La carte du cadastre napoléonien de 1827 (archives départementales de la Manche) atteste d’une concentration des terres dans les mains d’une poignée de familles – Le Chevalier, de Cussy, du Moncel, Letellier, et plus récemment, quelques notables bourgeois du XIXe siècle.

  • La famille Le Chevalier, dont le manoir de Branville surveille encore les champs, apparaît dès le XIVe siècle dans les chartes. Leur domaine englobait à l’époque plus de 150 hectares de terres, granges et pâturages, s’étendant jusqu’aux franges des landes.
  • Les de Cussy, apparentés à la noblesse normande, se sont longtemps illustrés par une bienveillance paternaliste : on leur doit plusieurs donations aux écoles rurales (voir Archives Départementales de la Manche).
  • Toutes ces familles avaient un point commun : un contrôle de fait sur les emplois agricoles, la gestion de la forêt, la location des fermes, et donc, sur l’économie du village.

Au-delà des chiffres, cette répartition spatiale créait un maillage serré d’influences : jusqu’au XIXe siècle, près de 70 % des terres agricoles de Branville-Hague dépendaient de ces grandes familles. Les petits exploitants, fermiers « à portion », partageaient leur production en nature avec leur bailleur, souvent dans une relation teintée à la fois de respect et de dépendance.

Religion, éducation, solidarité : l’action des familles dans la vie sociale

La force des familles locales ne se limitait pas à la propriété. Leur action dans la sphère religieuse et éducative reste vive dans la mémoire villageoise.

  • Construction de l’église Saint-Brice : une grande partie des travaux du XVIIIe siècle fut financée par une souscription initiée par la famille du Moncel, qui fit aussi don du vitrail du chœur (daté de 1732).
  • Œuvres scolaires : dès 1841, le registre paroissial mentionne la création d’un « Bureau de Bienfaisance », où la famille Letellier veille à la fourniture de livres de classe et de chaussures aux enfants les plus pauvres (Registre d’école de Branville, 1844).
  • Patronages et fêtes villageoises : à chaque fête du Saint patron, les notables faisaient don du pain, du cidre et même de tissus, perpétuant une tradition d’assistance mais aussi de présence marquée dans les moments de la vie collective.

Quelques récits d’anciens habitants recueillis auprès du foyer rural rappellent comment, jusque dans l’entre-deux-guerres, les enterrements, mariages et fêtes votives étaient tenus sous la houlette discrète de ces familles, souvent seules à posséder la voiture à cheval pour transporter les invités ou les funérailles.

De la pierre au paysage : empreintes visibles et invisibles

L’influence se lit aussi dans le paysage. Les grandes familles commandèrent la construction ou la réfection :

  • de nombreux murs en pierre sèche, bornant les anciens parcs agricoles, avec ces fameuses “têtes de mur” sculptées aux armes familiales, encore visibles pour le promeneur attentif.
  • de lavoirs couverts, tel celui du hameau du Moulin, édifié « à la demande de Madame de Cussy », selon une inscription gravée en 1835.
  • de croix de chemin et oratoires, traces concrètes d’une piété mais aussi d’un affichage de statut.

Un document du notaire Victor Joret (1842), rapporte que plus de la moitié des ouvriers locaux travaillaient à la restauration de ces bâtis lors des hivers rigoureux, les grandes familles jouant alors le rôle d’amortisseur social en période de disette.

À la fin du XIXe siècle, le remembrement et la vente progressive des terres vont modifier ce paysage : les anciens “grands prés” sont partagés, quelques manoirs tombent en ruine, mais les noms demeurent ; ils hantent les engins du cadastre, les chemins, parfois les souvenirs transmis.

Portraits de figures : transmission, modernité et ruptures

Au fil du temps, la couleur de l’influence change, incarnée par des personnalités singulières :

  • Madame Louise Letellier (1861-1947) : institutrice avant d’épouser le notaire, elle mit en place, dès 1902, des “cours d’hygiène” pour les jeunes filles du village — témoignage d’une volonté d’ouverture à la modernité.
  • Georges du Moncel (1898-1965) : passionné d’agronomie, il fut à l’initiative de la première coopérative laitière locale, dans l’ancien pressoir familial, ce qui transforma en partie l’économie du village (Persée).
  • Pierre Le Chevalier (1923-2002) : dernier propriétaire d’une vaste ferme, il fut l’un des premiers à promouvoir la préservation des haies bocagères, anticipant déjà la crise écologique qui viendrait toucher les campagnes du Cotentin.

Ces trajectoires témoignent d’une adaptation, parfois douloureuse. La guerre, l’exode rural, l’arrivée de nouvelles familles venues d’ailleurs ont peu à peu dilué le pouvoir ancestral. Mais l’héritage demeure, tissé de bâtiments, de gestes et de mémoire orale.

Entre transmission et héritage : que reste-t-il aujourd’hui de ces influences ?

Si l’on se penche aujourd’hui sur Branville-Hague, la plupart des anciennes demeures familiales sont devenues résidences secondaires, gîtes ou simples silhouettes chuchotant leur histoire sous la pluie. Toutefois, plusieurs éléments rappellent leur influence :

  • Les associations locales comme le “Cercle d’histoire et du patrimoine de la Hague” collectent les archives de ces familles, mettant à disposition lettres, actes, photographies (voir Cercle d’histoire et du patrimoine de la Hague).
  • Le jardin du presbytère, jadis confié à la famille du Moncel, est aujourd’hui entretenu par une équipe de bénévoles, prolongeant la tradition d’un espace collectif au service des villageois.
  • Les fêtes du village, toujours vivantes, perpétuent certains rites venus des anciens temps — partage du pain bénit, procession jusqu’aux sources sacrées, bal sous la halle.

La sociologie a changé, tout comme l’économie agricole, mais le passé n’est jamais loin. Dans chaque pierre de taille, dans chaque prénom donné à un enfant du cru, dans chaque récit au coin du feu, l’ombre portée des grandes familles demeure un fil discret reliant hier et aujourd’hui.

Suggestions pour aller plus loin

  • À lire : “La Vie quotidienne en Normandie rurale au XIXe siècle” (Editions OREP) pour replacer Branville-Hague dans son contexte social.
  • À découvrir sur place : Les anciens manoirs de la Hague, accessibles lors des Journées du Patrimoine (consultez l’agenda du blog).
  • À écouter : Les témoignages d’anciens du village, recueillis par Radio Haguene, disponibles en podcasts sur leur site.

Une continuité à envelopper d’attention

Se promener à Branville-Hague, c’est ressentir combien l’histoire familiale ne s’efface pas d’un simple revers de main. Ces familles, puissantes ou déchues, ont façonné les contours de nos paysages, la générosité de notre vie collective et le goût d’une certaine fierté villageoise. Que l’on soit d’ici de fraîche date ou enraciné depuis des générations, comprendre ce tissage invisible aide à regarder Branville-Hague autrement — avec gratitude et humilité devant ces lignées qui, parfois dans la discrétion, ont laissé leur empreinte sur la terre de la Hague.

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